Le corps, le souffle et la pensée
Des titres comme "Yoga chrétien en dix leçons" - écrit par un moine bénédictin dont nous ne mettons pas une seconde en doute la sincérité - ajoutent à la confusion en laissant entendre une appartenance religieuse. Or, il n'y a pas de yoga chrétien. Dès son origine, le yoga a été repris par de multiples courants religieux et penser qu'en le pratiquant on adhère tacitement à un de ces courants, est aussi absurde que de croire que quelqu'un qui se fait soigner par l'acupuncture a des affinités avec le taoïsme qui est à son origine. La tradition du yoga s'adresse à tous les hommes, sans distinction de sexe, de race, de culture ou de croyances.
De nos jours, le culte de la raison a atteint un tel degré, qu'on peut dire que le corps fait parti de l'inconscient. Le réflexe est de dire "il faut faire du sport !". Certes, le sport est une bonne chose, il permet de rétablir un début de dialogue avec le corps. Mais trop souvent le corps est réduit au rôle d'esclave, il est considéré comme une bête de course à qui l'on réclame des efforts. Finalement le corps ne peut guère se manifester qu'à travers les symptômes de la maladie. On fait alors appel à l'arsenal de la médecine pour les réduire au silence. Notre propos n'est pas de dire qu'il ne faut pas se soigner, mais que dans les symptômes de la maladie, il y a un message que nous adresse le corps et une occasion de rétablir l'harmonie entre le corps et l'esprit.
La pratique de plusieurs techniques corporelles nous permet d'affirmer que l'être est constitué d'une sphère mentale, comprenant un conscient et un inconscient mental, d'une sphère corporelle, comprenant un conscient et un inconscient corporel, et d'une sphère émotionnelle qui est à la jonction des deux autres. L'ensemble constitue l'unité psychosomatique. Nous ne faisons qu'exprimer dans des termes modernes, ce que de nombreuses traditions nous ont transmis à travers à travers des concepts comme corps, âme et esprit, concepts que la science a rapidement relégués au rang des superstitions et autres croyances moyenâgeuses. Personnes ne contestera les progrès accomplis par la science, mais force nous est de constater qu'elle a, de par son côté réducteur, fermé de nombreuses portes à la recherche.
Les pratiques corporelles ayant pour objet de rétablir l'harmonie de l'être psychosomatique sont nombreuses. Nous prendrons comme exemple le yoga à travers trois de ses aspects.
Le yoga postural
Les postures du yoga ont un côté contraignant qui peut surprendre. le moins qu'on puisse dire est qu'elles sont rarement confortables au premier abord et c'est précisément en ça qu'elles agissent comme un puissant révélateur, en obligeant l'énergie à circuler par des chemins inhabituels, elles nous font prendre conscience des tensions qui y font obstacle. Ces tensions forment des sortes barrages entre des zones saturées et des zones carencées destinés à protéger ces dernières d'un apport massif d'énergie qui détruirait leur structure trop fragile. La posture libère une partie des tensions qui contraignent le corps et provoque une remontée de la mémoire traumatique sous forme d'images ou d'émotions jusqu'à la conscience mentale. Par mémoire traumatique, nous entendons les différents conflits qui de part les contraintes familiales, sociales, du moment n'ont pas pu être exprimés et sont donc stockés dans le corps sous forme de stases en attendant de pouvoir être résolus. Ces tensions ont donc un rôle de fusible. On ne saurait donc être trop prudent lorsqu'on enseigne une technique corporelle comme le yoga, ou lorsqu'on pratique une de ces nombreuses techniques de massage destinées à dénouer les tensions du corps. En effet, l'élève ou le patient risque de se retrouver submergé par des émotions susceptibles d'ébranler sérieusement sa structure identitaire. Le nombre de pathologies mentales qui se caractérisent par une perte de conscience des limites du corps, nous permet d'affirmer que c'est le corps qui est le garant de la stabilité psychique.
La notion de dualité corps / esprit existe depuis l'antiquité. Elle se trouve à l'origine de nombreux courants de pensée dichotomiques. Des expressions comme "être mal dans sa peau" ou "à l'étroit dans son corps" sont très parlantes. Le corps saturé par la mémoire traumatique des conflits non résolus est perçu comme une prison et on est alors tenté de s'en échapper, d'où l'engouement pour le "voyage astral" et autres pratiques destinées à sortir de son corps. Que le corps ou le psychisme expriment leurs traumatismes par des tensions, tient à ce que toute vie incarnée s'exprime par une tension qui exprime la première séparation cellulaire et donc le premier conflit. Il est important de comprendre que le conflit a pour objet de définir les limites d'une structure. Dans la création de l'embryon, nous passons d'un monde indifférencié à une première cellule dont la membrane trace la limite entre monde intérieur et monde extérieur. Le conflit permet de définir l'identité d'une structure qui n'a pas conscience de ses contours. Le conflit est nécessaire à la perpétuation de la vie et à l'affirmation de l'identité. Ce qui nous permet de comprendre que la dualité corps-esprit - ou conscience corporelle-conscience mentale - est la condition sine qua non au fonctionnement de l'être incarné. Pour l'être dont les contours identitaires sont mal définis, entrer en conflit avec l'entourage est une tentative de reconnaissance de soi à travers les résistances à l'envahissement de l'autre.
Lorsque les contraintes de l'entourage sont trop fortes pour permettre à un conflit de s'exprimer, il ne reste plus que la pathologie - qui s'exprime toujours sur le terrain double du psychisme et du corps - pour mettre une barrière entre soi et les autres. La principale cause de souffrance se manifeste lorsque le conflit ne peut pas être exprimé, non pas parce qu'il est réprimé, ce qui est déjà une situation d'expression, mais parce qu'il n'y a personne pour l'entendre. Si on se place à l'échelle d'un pays comme le Japon, où les gens sont conditionnés dès le plus jeune âge à exprimer non pas leurs émotions, mais les émotions qu'on attend d'eux, il est intéressant de constater le succès d'un réalisateur comme Takeshi Kitano, dont les personnages inexpressifs, pour ne pas dire autistes, n'ont trouvé comme réponse à leur souffrance, que l'inhibition, ou abandon de la mémoire traumatique, ce qui revient à un abandon d'une partie du corps et à une négation de la personnalité profonde.
La posture a pour fonction de rassembler la conscience et de définir ses contours physiques et psychiques, ce qui est une manière de mettre une frontière entre soi et le monde. D'une façon générale, on peut dire que le corps véhicule la personnalité innée, tandis que le mental véhicule la personnalité acquise par les contraintes de l'éducation, de l'environnement familial, social, ethnique, etc. On peut parfaitement être conscient de l'origine de ses tensions, mais le formuler par des mots ne les fait pas disparaître pour autant, tandis que le travail postural entraine le relâchement des tensions musculaire et la libération des souvenirs enfouis dans le corps. De nombreuses postures du yoga exercent une extension ou une torsion de la moelle épinière, ce qui a pour effet de réveiller les souvenirs de notre propre conception et de notre vie embryonnaire.
D'une façon générale, on peut dire que plus l'identité est floue et plus le corps doit se tendre pour compenser. L'hypertrophie mentale a pour fonction de protéger et de masquer l'atrophie de l'identité corporelle. En cas de déséquilibre profond entre la sphère mentale et la sphère corporelle, la maladie aura pour fonction de maintenir la cohésion de l'être psychosomatique et d'empêcher sa destruction par perte d'identité.
Le yoga respiratoire
Lorsqu'on parle du corps, on pense souvent à la matière du corps et rarement à l'espace du corps. Le concept peut paraître abstrait, mais quelques exemples nous convaincront facilement de la nécessité d'un espace pour permettre au corps de fonctionner. Dans le cas de l'espace digestif, il faut remarquer que nous sommes dotés d'un orifice au niveau de la bouche, d'un autre au niveau de l'anus et entre les deux se trouve le tube digestif. Lorsqu'on se trouve à l'intérieur du tube digestif, on ne se trouve pas dans le corps, mais à l'extérieur. On peut tenir le même raisonnement concernant, l'espace cardiaque, l'espace respiratoire, etc.
La respiration est une des clés de voûte de la pratique du yoga. Régie aussi bien par la volonté que par le système neuro-végétatif, la respiration est une fonction charnière dont la nécessité pose le problème de la survie de manière aiguë et contribue de ce fait à fonder la conscience d'être. La respiration est le lien entre le plein que constitue la matière du corps et l'espace nécessaire à son fonctionnement. Il n'existe pas de discontinuité entre l'espace respiratoire et l'espace externe. L'espace charnière entre l'espace respiratoire et la matière du corps au niveau des alvéoles pulmonaires peut être désigné par ce qu'on appelle le "souffle" et la bouche est alors une porte sur l'univers.
Lorsque la respiration est suspendue, non pas dans le but de battre un record d'apnée, mais dans un acte d'abandon de soi, on assiste à la suspension de l'activité du mental qui peut durer de quelques secondes à quelques minutes selon l'entraînement. Cet état qu'on retrouve de manière prolongée dans la pratique de la méditation est d'une grande importance. Loin d'être un état de torpeur, c'est un état très conscient. Le silence du mental est assimilé à la mort et l'expérience peut donc prendre une dimension effrayante, mais c'est seulement lorsque le bruit du mental se tait qu'on peut accéder à la conscience du corps dont les liquides en circulation sont comme autant de surfaces sensibles. On peut alors entendre battre le poul du monde.
Le yoga du son
Qu'est-ce que le son, sinon une vibration ? Or la vibration est le moyen de faire passer l'énergie dans les zones où sa circulation est inhibée. Pour prendre un exemple, si je remplis un récipient de sable et que je pose une pierre à sa surface, elle y restera. Par contre, si je fais subir à l'ensemble une vibration continue, le sable se comportera comme un fluide, car les forces de frottement entre les grains seront réduites, et la pierre s'enfoncera doucement au fond du récipient. C'est exactement ce qui ce produit dans le corps. Lorsqu'on reçoit certaines techniques de massage qui associent des vibrations, qu'on pratique certaines respirations rythmées ou qu'on chante, on permet à l'énergie de circuler des zones saturées aux zones carencées.
L'être humain peut être comparé à un instrument de musique. Pour le comprendre, il est nécessaire d'aborder quelques notions élémentaires d'acoustique, en particulier sur les harmoniques.
Sur un instrument à cordes, chaque corde vibre à sa fréquence fondamentale, par exemple, DO moyen ( 256 Hz ), la corde vibrante dessine alors un seul ventre [a].
Si on pince la corde en son milieu, on entendra toujours un DO, mais une octave au dessus ( 512 Hz ) qui est la première harmonique, la corde vibrante dessine alors deux ventres et un nœud [b].
Si on pince la corde au tiers, on entendra un SOL qui est la troisième harmonique. La corde vibrante dessine alors trois ventres et deux nœuds [c], etc...
Il est intéressant de constater que si on considère le corps entier comme une caisse de résonance et qu'on trace une ligne qui part du périnée au sommet du crâne, les nœuds des différentes harmoniques correspondent exactement aux centres énergétiques ou chakras et qui entrent en résonance avec des fréquences précises. Ce qui permet de comprendre l'importance accordée au chant harmonique dans différentes parties du monde, comme la Sibérie, la Mongolie ou le Tibet, pour n'en citer que quelques unes. Le yoga du son nous enseigne l'existence du chakra bija qualifié de "centre de toutes les sonorités" et qui transmet les vibrations sonores aux centres supérieurs.
Pour ce qui est du chant, il est particulièrement intéressant de se pencher sur les travaux de Marie-Louise Aucher qui a su démontrer les phénomènes de résonance entre les sons et les différentes parties du squelette, en particulier les vertèbres et les os du crâne. Je recommande au lecteur qui souhaite creuser la question, la lecture de "L'homme sonore" qui contient deux planches particulièrement édifiantes, montrant les correspondances entre les notes musicales et les points d'acupuncture du méridien "gouverneur", ainsi qu'entre les notes musicales et le système sympathique.
La cymatique est également un axe de recherche passionnant. Au XVIIIème siècle, le physicien allemand Ernst Chladni étudie les formes engendrées par les sons, en faisant vibrer à l'aide d'un archet des plaques métalliques recouvertes de sable. Dans les années 60, Hans Jenny, disciple de Rudolf Steiner, reprend ces expériences sur des corps de différentes densités: poudres, liquides, glycérine, mercure, etc. Ses films sont particulièrement fascinants. On peut voir la matière inerte s'animer comme par magie et former des mandalas, des galaxies, des formes organiques troublantes ...
Dans son livre "La source noire", Patrice Van Eersel nous parle d'un entretien avec le physicien David Bohm, au sujet de sa théorie sur un "ordre impliqué" et sur un "ordre expliqué", et dont je citerai deux courts extraits: "Je connais au moins deux moyens d'explorer cet ailleurs. Le premier est mathématique. C'est le plus tranchant, mais le plus limité. Il ne nous permet nullement de dire ce qu'est l'ordre impliqué. Tout au plus d'y effectuer quelques incursions furtives et d'en ramener des coupes, des fragments symboliques". "( quand à l'autre ) c'est l'émotion musicale [...] A l'instant précis où la musique vous émeut, vous pouvez, si vous êtes intuitif, percevoir comment le passé, le présent et l'avenir de sa mélodie se télescopent en un seul point - un point qui est votre conscience. En un sens, à cet instant là, vous mettez, si j'ose dire, un pied dans l'ordre impliqué. Une partie de vous se met à participer consciemment à ce "réel primaire" qui est l'implication de notre espace-temps". Et Patrice Van Eersel d'ajouter un peu plus loin "Tout au fond de notre mémoire, au nœud central de notre conscience, là où se croisent notre volonté et notre capacité à ressentir, il y aurait donc un trou ? Un trou par où nous échapperions à l'espace-temps ?"
En entendant ces paroles, je ne peux m'empêcher de penser à la fameuse gravure sur bois publiée par Camille Flammarion dans son Astronomie populaire ( 1888 ).
Désignée en anglais comme la Flat-Earth Woodcut ou la Flammarion woodcut, la légende précise « Un missionnaire du moyen âge raconte qu'il avait trouvé le point où le ciel et la Terre se touchent ... ». Ce qui est remarquable, c'est que le système solaire et les étoiles proches sont représentées dans la première sphère, tandis que le regard du pèlerin embrasse une pluralité de mondes. Je me plais à imaginer ce pèlerin contemplant la voûte étoilée pendant une étape. Fermant les yeux, son regard se tourne vers l'intérieur et découvre l'ordre caché du monde dans une révélation prodigieuse.
Wilfrid Delnord
Site : wilfrid.delnord.free.fr
Bibliographie
- L'homme sonore ( Marie-Louise Aucher )
- La source noire ( Patrice Van Eersel )
- Le chaos sensible ( Theodore Schwenk )